Isabelle Orsini
Isabelle Orsini
photographies textes actualité contact liens
Articles sur l’
NEKROPOLIS :
une œuvre-projet de Philippe Charlet.
Dans Nékropolis, Philippe Charlet met en scène à échelle réelle, des corps nus exécutés de manière hyperréaliste au crayon de couleur dans une structure–installation qui rappelle une nécropole et mêle images urbaines actuelles et passées avec des sons d’aujourd’hui (installation multimédia en collaboration avec E. Imbault et Shoï). Son œuvre plastique interfère aussi avec l’art et la mythologie antique - (référence au Laocoon).
Mais surtout, il fait l’éloge de l’homme qu’il sent aujourd’hui perdu et menacé.
Comme il l’a déjà fait dans sa série précédente Reliquiae où les ossements mérovingiens côtoient nos restes de consommateurs effrénés, il interroge ici notre monde au regard de l’histoire, de nos origines et des valeurs humaines.
Nekropolis nous renvoie ainsi à nos ancêtres :
Jadis, une nécropole offrait aux défunts un repos éternel et la plénitude du silence dans les entrailles de la Terre, leurs restes rituellement blottis dans leur sarcophage. Les morts avaient leur ville, offerte par les vivants, leur monde propre et abrité, un temps paisible après une vie simple, combative, belle, jalonnée d’épreuves à dépasser, éprouvante, spirituelle aussi, spirituelle surtout. Leur vie avait eu un sens et leur stèle mortuaire les représentait orant, en prière pour l’éternité. Peut-être était-ce eux les morts vivants des légendes…Monde des origines presque oublié.
Nekropolis donne à voir le reflet de ce que nous sommes devenus :
Nekropolis,
ville contemporaine bâtie de tombeaux à ciel ouvert, de béton et de verre.
Nekropolis,
aux artères emplies de carlingues habitées, ces sarcophages ambulants de verre et d'acier vrombissants, à la vitesse stupéfiante - et ses habitants : les vivants-morts.
Ville insécuritaire, névralgique, axphyxiante, surveillée, Nekropolis anesthésie l'humain, l'illusionne d'une vie matérielle idéale, le laisse subsister dans une existence plate, banale, tracée et mécanique. Humains vidés à force de conformité, sclérosés à force de mimétisme de codes barres, de consommation compulsive, d’idées pré-pensées et de discours pré-fabriqués, les Nekropolitains, ces pseudos-vivants, électroniquement surveillés vivent sans exister.
Gargarisés de modernité – on avait cru un temps la modernité synonyme de mieux être et de progrès - mais autistes, les Nekropolitains sont perdus de désespoir dans leur monde intérieur. Eblouis et dévitalisés par la recherche d’un bien être matériel égoïste, ils cherchent en vain le sens de leur existence… Ne reste d'eux que leur apparence - leur gisant - derrière la vitrine de leur sarcophage. Leur regard, ce regard vivant-mort est ce cri muet, cet appel impossible lancé à leurs congénères, dont certains se croient encore animés d’une illusoire vindicte pré-pensée par la propagande médiatique et politique…
Mais tout est déjà perdu : ce ne sont pas des orants en prière de paix qui s’élèvent au pied des vivants morts, ce sont des êtres terrifiés, sans espoir, gavés d’ anxiolytiques qui ont compris comme Laocoon et ses fils que tout est déjà perdu. Mais ce n’est pas ici le serpent vengeur de l’offense faite à un Dieu qui donne la mort, c’est la modernité urbaine, déesse consumériste mondiale au diktat sans appel qui est fossoyeuse : une bien sournoise fossoyeuse qui étouffe sans rien y laisser paraitre, en insufflant l’illusion d’une vie trépidante à portée de main et d’argent, mais qui prive d’exister. Nekropolis, ville de solitudes dociles et désespérées, qui se cherchent mais ne se trouvent plus…
« J’en vois quelques uns là-bas qui ne se sont pas à genoux ! »
(Philippe Muray 2000. Après l’Histoire.II , cité par Phiippe Charlet.)
Ainsi dans leur cercueil de verre et de béton, avatars solitaires malgré eux, humains à jamais égarés, les Nekropolitains, l’âme emprisonnée, gisent vivant au pied de leur stèle existentielle.
L’œuvre est là, humaniste , désabusée, terrassante qui lance un cri d’alerte* et interroge : peut-on encore avoir foi en l’homme ?
Isabelle Orsini. Décembre 2008
(*On imagine à cet instant, cinq siècles plus tôt, Erasme , qui croyait tant en l’homme et au progrès se réveiller d’un cauchemar).