Sculptures primordiales


Nicolas Crozier ou

la totémisation du monde.


De ses études d’histoire et de son expérience archéologique, Nicolas Crozier a gardé  le goût de la découverte et de la collecte d’objets, de leur archivage aussi. Collections hétéroclites  de  débris, vestiges industriels le plus souvent, glanés au fil des jours, unis et sacralisés en en des sculptures totems ou fétiches, telle est l’œuvre de Nicolas Crozier.


Dans un monde sans âme, désabusé, ou l’utilité est le maître mot, Nicolas quête l’inutile, l’usé, l’érodé, le rouillé, toute chose en perte d’usage, toute production devenue inutile à la modernité humaine, artefact abandonné, chut, délaissé mais non dénué de sens cependant.


L’objet abandonné, effacé, décomposé, éclaté, rouillé, garde tout son sens, toute son âme pour Nicolas Crozier  qui lui rend hommage et le restaure dans sa dignité. Alors le sculpteur assemble ces débris d’artefacts choisis pour leur beauté, leur forme, leur symbole, ou tout simplement l’émotion née au moment de leur découverte.


Car le travail de Nicolas Crozier commence par la quête physique de ses matières PREMIERES, au sens primordial du terme.

De ses errances solitaires dans les lieux abandonnés, il traque les restes de notre société avec une force et une conviction surprenantes. Je l’ai suivi et photographié dans ses recherches de matières premières à œuvrer. Et il le fallait, pour bien appréhender son travail, car la genèse de l’œuvre se fait là. Il suffit de le voir s’émerveiller à la vue d’un morceau de ferraille rouillée et de voir l’étincelle dans ses yeux à imaginer d’emblée ce qu’il va en faire et avec quoi il pourrait l’associer. Arrachant les ferrailles mi-enfouies dans le sol, à la main ou à l’aide d’outils, grattant la terre, l’œuvre commence donc au contact de la terre,  sa source créative, la matière primordiale. Elle lui offre, ferraille, pierres, bois, toutes choses qu’il entreposera dans son jardin pour que le temps et les intempéries continuent leur œuvre… jusqu’à ce qu’il ait trouvé d’autres restes qui viendront compléter le puzzle de l’œuvre à venir.

Œuvrées donc par la terre, œuvrées par le temps et les intempéries, les sculptures de Nicolas Crozier naissent des éléments primordiaux.

Emprunt d’une culture totémique inconsciente, Nicolas Crozier fait figure de chaman des temps d’aujourd’hui et d’ici.


Dans une société qui semble avoir perdu le fil de sa raison d’être, il offre à l’homme égaré de l’ère post-industrielle, à cet homo-prothéticus gadgétisé un chemin possible de retour aux sources,  aux origines.


Car tout ou presque est totem dans son œuvre : ses grandes colonnes de débris rouillées bien ancrées dans la terre, s’élancent vers le cosmos, faisant lien comme l’arbre entre terre et ciel, mais aussi ses figures animales. En effet, dans la culture amérindienne, si le groupe à son totem monumental qui assure protection du clan, chaque humain possède aussi son animal-totem propre. Car le totem est cet objet,  ou cet être,  ou cette force de la nature, ou encore cet animal, qui est le gardien personnel de chacun. Symboliquement, c’est le totem personnel qui fait de l’adolescent un homme ou une femme, et c’est par le totem que l’homme quitte sa bestialité pour accéder à l’humanité .

Le totem, renvoie aussi à la mémoire, à l’ancêtre. Dans son bestiaire, Nicolas Crozier sangle des vieux livres de ferraille pour faire corps d’animal : autruche, cheval, éléphant ou  tortue... Mémoire humaine, livresque, scellée, archivée à jamais dans sa sangle de fer, prête à traverser le temps…  Mémoire millénaire des roches aussi, mémoire magnétique du fer, mémoire végétale, quand il insère pierre et bois à ses sculptures  de métal.

Il recompose le puzzle d’un monde perdu, reconstitue à partir de nos vestiges épars, une poésie naturelle à retrouver.


Nicolas nous offre donc  ses êtres-objets,  tels des puissances tutélaires, nés de nos vestiges industriels, chargés de nos mémoires, régénérés par leur séjour dans la terre. Il interpelle les consciences à revenir à un monde de valeurs, il sonne l’alerte d’un monde qui ne va plus et se perd.


Un jour, il  découvre des figurines-fétiches ayant  jadis appartenues à des guerriers africains. C’étaient leur  fiancée de l’au-delà, leur figure protectrice, porteuse d’énergie surnaturelle, presciente et guérisseuse qu’ils gardaient toujours sur eux et pour laquelle, ils avaient un réel lien affectif.

Il n’en fallait pas plus, pour que Nicolas Crozier façonne de petits personnages, de forme plus ou moins humaine, … ses « fiancées de l’au-dela » forgées avec la rouille d’ici. Des masques, des guerriers masaïs suivent.


Désabusé par un monde matériel avilissant, Nicolas a donc la nostalgie des entités primordiales, mais il aime aussi le contact physique avec le métal, la tôle et son fracas, l’art de forger, travailler le fer, faire rouiller, tordre, marteler. Il est aussi forgeron dans l’âme, il tient de cette noblesse d’enclume celte, en plus d’être un peu amérindien et aussi un peu africain. Il nous montre simplement un retour possible à nos origines  et nous offre des œuvres tutélaires, comme remèdes aux maux d’aujourd’hui. On comprend alors pourquoi, son travail émeut tant.


Il expérimente depuis peu une thématique nouvelle, celle du déjeuner sur l’herbe. Ce pourrait être aux premiers abords, en référence à Manet et ses suiveurs un sujet bien différent des autres, mais déjeuner sur l’herbe verte n’est-il pas invitation à un retour à la terre,  au monde végétal, aux origines, à un vivre plus simple ?


Isabelle Orsini. Juin 2010